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Frontières et aires géographiques

Simon Imbert-Vier
Interrogation historiographique : études des frontières et aires géographiques, les questions sur les frontières sont-elles liées aux territoires délimités ?
Intervention du 6 mars 2009

Je voudrais vous présenter, non pas un travail abouti mais une interrogation suite à un constat historiographique, dont je tire quelques conclusions théoriques possibles. Mon objet est de vous présenter mon interrogation, voir si c’est une piste à creuser ou une illusion d’optique. Cette communication n’est donc pas un résultat de recherche, mais une invitation au dialogue, au débat, à la confrontation des expériences sur une approche des frontières, elle est donc bien placée à la fin de cette journée où nous avons vu des frontières.
Au cours de mes recherches j’ai procédé à une étude historiographique sur la question des frontières en Afrique. Je me suis intéressé plus particulièrement à la façon dont ces frontières ont été abordées par les chercheurs. Non pas l’interrogation de Camille sur l’historiographie du caractère artificiel des frontières africaines, mais sur la façon dont les frontières étaient conçues.
Cette recherche historiographique est incomplète, néanmoins j’ai été frappé par une coupure entre les démarches des chercheurs selon les grandes aires africaines concernées par leurs recherches. Cette coupure est symbolisée par l’organisation du numéro du Journal des Africanistes consacré à « Cité-Etat et statut politique de la ville », divisé en deux partie : « Afrique de l’Ouest » et « Afrique de l’Est et au-delà ».

Frontières africaines
Je vais donc commencer par les recherches sur l’Afrique de l’Ouest au sens large, où il me semble que la question de la pérennité des frontières domine.
Le chercheur nigérian Anthony Asiwaju recherche dès la fin des années 1970 [1] des réalités précoloniales dans les frontières du Nigeria, autour des Yoruba, auxquels s’intéresse aussi Jean-Luc Martineau [2]. De son côté, le Sud-africain Paul Nugent tente de réaliser une histoire « totale » de la frontière entre le Togo et le Ghana [3]. Nugent et Asiwaju dirigent un ouvrage sur les frontières africaines en 1996 [4]. Ils y insistent sur la « normalité » des frontières africaines, leurs similitudes avec les autres frontière. Paul Nugent y consacre un article à contester le caractère arbitraire des frontières africaines, et insiste sur leur enracinement social et historique.

En 1996, Pierre Claver Hien soutient sa thèse sur les frontières du Burkina, qui commence par une étude des frontières pré-coloniale [5]. Pierre Boilley [6], depuis une dizaine d’années impulse la question de la pérennité des frontières africaines, s’intéressant à celles du Mali, mais lançant des étudiants sur ces questions. Camille Lefebvre généralise cette démarche sur les frontières du Niger dont elle va rechercher les sources au début du XIXe siècle, et conclut sur l’appropriation des frontières par les habitants.

Etudiant très précisément les « espaces-frontières » de l’Afrique centrale (Tchad, Gabon, Cameroun…), la géographe Karine Bennafla [7] montre comment les frontières et leurs créations y sont enracinées dans la réalité sociale, en particulier en étudiant le rôle commercial des zones frontières et les marchés frontaliers. Ces espaces, s’ils sont des lieux d’échange, ne sont pas abandonnés par les Etats et ne constituent pas des fabrications autonomes. Elle conteste fortement l’idée du caractère artificiel des frontières africaines.

Achim von Oppen a aussi travaillé sur l’Afrique centrale, mais plus au sud [8]. Il nous a présenté l’année dernière une étude sur un tronçon de la frontière entre l’Angola et la Rhodésie, qui bien qu’étant une construction européenne (confrontation entre l’Angleterre et Portugal arbitrée par l’Italie) retrouve finalement une limite politique antérieure, avec une géographie politique autochtone qui coupe les cours d’eau perpendiculairement et non longitudinalement.

En Ethiopie, Bertrand Hirsch met en évidence le rôle des réseaux dans l’Ethiopie médiévale, décrivant des maillages de cités et non des frontières linéaires [9]. Il est suivi par une génération de chercheurs, comme Marie-Laure Derat, qui remettent en cause la vision classique d’un Etat chrétien délimité, pour justement insister sur ces constructions politiques et territoriales complexes, réticulaires.
On retrouve ces descriptions de frontières souples dans les travaux de Thomas Vernet sur l’archipel de Lamu (au Kenya) et les territoires côtiers qui lui sont liés à l’époque moderne et au XIXe siècle [10], de Lee Casanelli sur les communautés d’anciens esclaves au sud de la Somalie au XIXe siècle [11].
De même dans mes travaux sur les frontières de Djibouti, où j’ai eu du mal à m’intéresser à cette question de la pérennité des frontières.

Pour les autres espaces africains, je ne connais pas la bibliographie sur l’Afrique australe, mais d’après la synthèse de François-Xavier Fauvelle [12], la question des frontières y est dominée par les manipulations identitaires qu’elles permettent (homelands…).

Pour l’Afrique du Nord, Daniel Nordman, dont la thèse de 3e cycle en 1975 portait sur « La notion de frontière en Afrique du Nord » [13], écrit en 1997 :
« La frontière - qui n’est à proprement parler (…) ni un espace ni un territoire - est un des traits du territoire ou, plus précisément, ce par quoi, à travers des choix politiques ou des situations historiques, l’espace se modèle en territoires » [14].
Il insiste sur le lien entre frontières et territoires, et sur la frontière comme objet d’histoire, l’histoire des frontières et l’histoire de la notion de frontières. C’est la frontière qui réalise le territoire, dans une création nationale. Il s’interroge sur ce qu’est une frontière, sur les notions de région frontière, c’est à dire d’hinterland. Finalement ses travaux vont l’éloigner de l’Afrique, l’amenant vers l’Europe. Il a très tôt d’ailleurs une optique comparatiste [15]. Pour la résumer, je dirais que son approche de la frontière est théorisante, à la recherche de ce qu’est une frontière, qui n’est ni une séparation ni une contrainte, mais une adaptation du réel.

Aires et problématiques

Certes ce tour d’Afrique est fragmentaire, j’oublie bien des frontières et bien des chercheurs. Cependant il apparaît bien que dans deux aires africaines, les chercheurs abordent les frontières de façon très différentes. En Afrique de l’Ouest la question de la frontière linéaire, de la transmission de la frontière, occupe une place importante dans les préoccupations et les études
De l’autre côté du continent, ces préoccupations n’apparaissent pas dans les travaux, qui se consacrent à la mise en évidence de réseaux, de constructions politiques dynamiques, sans frontières rigides. Il y a bien sûr aussi des thèmes communs, comme le travail sur les itinéraires,
Il me semble bien, mais cela reste à confirmer, que le Nord et le Sud du continent inspirent d’autres problématiques.
L’explication pourrait venir en partie des sources et des périodes étudiées. En effet, l’Afrique orientale connaît des sources écrites anciennes, en partie autochtones. Mais il en existe aussi en Afrique de l’Ouest. Les chercheurs mentionnés pour l’Afrique de l’Ouest s’intéressent peu aux périodes antérieures au XIXe siècle, alors qu’à l’Est les études vont jusqu’au XIIe siècle. Cependant même les recherches sur la période contemporaine dans la Corne ne se posent pas ou pas en ces termes la question de la transmission frontalière.

Si l’on accepte ce constat d’une territorialisation des problématiques frontalières, est-elle due à des écoles de chercheurs, à des regroupements affinitaires, ou les questions que nous nous posons sont-elles celles que nous apportent nos sources et le terrain ? En d’autres termes, est-ce notre domaine de recherche qui nous amène nos problématiques, en exprimant des demandes que nous captons ? On pourrait ainsi dire que nous répondons à la demande qui nous est exprimée par notre sujet d’études.
C’est-à-dire que les questions que posent les frontières contemporaines ne sont pas les mêmes. Je ne veux pas, à ce stade, aller faire une généralisation de ce que sont les frontières contemporaines en Afrique de l’Ouest ou en Afrique de l’Est, quels sont leurs modes d’appropriation, mais je me demande s’il n’y aurait pas là un sujet d’études à approfondir.
Cela nous amène à la relation entre le travail de l’historien et le monde dans lequel il vit. Il me semble important de conserver un regard sur la signification contemporaine de nos travaux. Il est évident que la recherche en SHS n’est pas une abstraction déconnectée du réel, même celle portant sur des périodes anciennes ou des sujets ésotériques, s’il en existe. Le chercheur est intégré dans son environnement contemporain, les questions qu’il se pose sont aussi celles-là. Au moment d’un fort mouvement de revendication sur la nécessité de maintenir une recherche en SHS en France, il me semblait utile à travers ce point, de le rappeler.


[1Asiwaju (A. I.) [1983], « The Concepts of Frontier in the Setting of States in Pre-colonial Africa », Présence africaine, n° 127/128, pp. 43-49

[2Martineau (Jean-Luc) [2004], « L’espace yoruba (fin XIXe siècle-1960). Oba, cités et processus de construction ethnique », Journal des africanistes, tome 74, fascicule 1-2, p. 125-157

[3Nugent (Paul) [2002], Smugglers, Secessionists & Loyal Citizens on the Ghana-Togo Frontier : the life of the borderlands since 1914, Athens, Oxford, Legon, Ohio University Presse, James Currey, Sub-Saharian Publishers, 302 p.

[4Nugent (Paul), Asiwaju (Anthony, Ijaola), éd. [1996], African Boundaries : Barriers, Conduits and Opportunities, London & New York, Frances Pinter, 276 p.

[5Hien (Pierre Claver) [1996], Le jeu des frontières en Afrique occidentale, cent ans de situations conflictuelles au Burkina Faso actuel (1886-1986), thèse sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Paris I, 496 p.

[6Boilley (Pierre) [2000], « Du royaume au territoire, des terroirs à la patrie, ou la lente construction formelle et mentale de l’espace malien », in Dubois (Colette), Michel (Marc), Soumille (Pierre), éd., Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne, p. 26-48 ; Boilley (Pierre) [2005], « La question des frontières africaines… », in Chanson-Jabeur (Chantal), Goergs (Odile), éd., « Mama Africa » Hommage à Catherine Coquery-Vidrovitch, pp. 410-417

[7Bennafla (Karine) [1999], « La fin des territoires nationaux ? Etat et commerce frontalier en Afrique centrale », Politique africaine, n°73, mars, pp. 25-49

[8von Oppen (Achim) [2003], Bounding Villages. The enclosure of locality in Central Africa - 1890 to 1999, Berlin, Humboldt, 472 p.

[9Hirsch (Bertrand), Fauvelle-Aymar (François-Xavier) [2002], « L’Éthiopie médiévale. État des lieux et nouveaux éclairages », Cahiers d’Études Africaines, n° 166, pp. 315-335 ; Hirsch (Bertrand), Fauvelle-Aymar (François-Xavier) [2004], « Citées oubliées. Réflexions sur l’histoire urbaine de l’Ethiopie médiévale (XIe-XVIe siècles) », Journal des africanistes, tome 74, fascicule 1-2, p. 299-314

[10Vernet (Thomas) [2004], « Le territoire hors les murs des cités-Etats swahili de l’archipel de Lamu, Kenya (1600-1800) », Journal des africanistes, tome 74, fascicule 1-2, p. 281-411

[11Cassanelli (Lee V.) [1987], « Social Construction of the Somali Frontier : Bantu Former Slave Communities in the Nineteeth Century », in Kopytoff (Igor), dir., The African Frontier : the Reproduction of Traditional African Society, p. 216-238

[12Fauvelle-Aymar (François-Xavier) [2006], Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, Seuil, coll. L’Univers historique, 472 p.

[13Nordman (Daniel) [1975], La notion de frontière en Afrique du Nord. Mythes et réalités (vers 1830-vers 1912), Thèse de 3e cycle, Université de Montpellier III.

[14Nordman (Daniel) [1997], « De quelques catégories de la science géographique. Frontière, région et hinterland en Afrique du Nord - XIXe-XXe siècles », Annales HSS, n° 5, 9-10/1997, pp. 969-986, citation p. 985.

[15Nordman (Daniel) [1982], « Problématique historique : des frontières d’Europe aux frontières du Maghreb (19e siècle) », in Coquery-Vidrovitch (Catherine), éd., Problèmes de frontières dans le Tiers-monde, p. 17-29

 

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