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La frontière : théories et logiques territoriales en France (XVIe-XVIIIe siècles)

par Daniel Nordman
Intervention au séminaire Frontafrique du 13 juin 2008

Serait-il possible d’imaginer une synthèse sur la frontière, traversant plusieurs siècles, combinant toutes sortes d’approches, géographiques, historiques, anthropologiques, linguistiques ? Le comparatisme constituerait une bonne démarche. Cette ambition est trop vaste. Mon propos est donc plus limité, d’autant plus qu’il ne porte que sur quelques aspects des frontières de la France, au sens, si l’on veut, pré-hexagonal.(non sans, il est vrai, quelques autres références). Je m’en tiendrai, avec le recul de quelques années, à des considérations développées dans un livre précédent [1]. Ces notations discontinues, qui constituent ici tout sauf un ensemble ordonné, pourraient au moins suggérer que, dans la construction des frontières, la part du particulier, de l’incertain, de la contradiction, peut être considérable.

I- La frontière n’est rien sans les mots, les figures, les concepts par lesquels elle est désignée. Le vocabulaire exprime des oppositions entre des contextes, ou entre des champs sémantiques, ou entre la guerre et la paix, ou encore entre la zone et la ligne.

Dans la langue française, le vocabulaire de l’Ancien Régime utilise en concurrence deux mots. La « frontière » appartient plutôt au registre de l’État, des principautés (il y a donc aussi une question d’échelle), et à celui de la guerre, en ce qu’elle renvoie à des rapports de forces, à des agressions, à des déplacements territoriaux. Que de fois trouve-t-on dans les textes – politiques, juridiques et évidemment militaires, et jusque dans les dictionnaires - cette expression consacrée par l’usage : le roi a « étendu » les frontières du royaume. Elle renvoie à une conception égocentrique de l’État. L’idée d’espace et de frontière est inséparable de celle de mouvement, d’accroissement, de conquête. La frontière implique une idée de possibilité (à la différence de l’étendue, où les dimensions sont inertes). Une autre idée, implicite au moins, est celle de longueur - plus que de largeur. Le mouvement en avant peut être retourné vers le point de départ, les armées avancer puis refluer, la frontière, qui oscille, progresser elle aussi, puis se rapprocher du centre (comme la frontière septentrionale de la France par rapport à Paris). La longueur renvoie au corps, à la marche d’une armée. On note précisément que l’orientation d’une carte peut s’effectuer par rapport à la progression des troupes (d’où le sud de la France en haut de la carte).

La « limite », plus précise, plus fine, qu’elle soit juridique, administrative, ecclésiastique, internationale, suppose au contraire une fixation, un consensus, un traité. Il peut s’agir de circonscriptions internes ou d’États. La limite est fixée, en principe, définitivement - même si elle est aussitôt remise en cause. Elle appartient au discours de la paix. Elle est contractuelle, polycentrique : ce sont au moins deux centres qui établissent des liens, des relations apaisées, non conflictuelles. Elle est un des caractères fondamentaux du territoire, qui se distingue, parce qu’il est délimité, de l’espace encore indéfini, illimité (mais ce n’est pas dire là qu’une progression universelle va de l’espace vers le territoire : le processus inverse est aussi possible). La limite est d’échelle variable puisqu’elle passe entre des paroisses, des bailliages, des départements, mais aussi entre des États).

La frontière doit être rapportée à la masse territoriale. Le médiéviste Bernard Guenée a bien montré que l’espace était partagé par de nombreuses limites intérieures (féodales, juridiques, fiscales) et que l’une d’entre elles a fini par se distinguer de toutes les autres, en prenant la valeur supplémentaire d’une limite extérieure de souveraineté [2].
De là le statut de l’enclave, qui est probablement moins une exception qu’une entité territoriale conforme, pendant longtemps, à la structure spatiale et administrative de n’importe quel pays d’Europe occidentale : quelques villages et quelques clochers, ou une forteresse et quelques villages aux alentours - le village et la communauté villageoise étant le fondement de la structure territoriale en général. Ce qui fait la différence est seulement la présence d’une ligne plus nette, qui s’affranchit des autres, l’emporte sur les autres. L’enclave, qui est devenue un résidu, s’explique en fait par une logique territoriale forte.

De là aussi, d’un point de vue macroscopique, la question des relations entre la capitale et la frontière. Le rapport entre la situation de la capitale et la frontière est complexe, variable. Faut-il parler de modèles ? Il y aurait un type espagnol, où la capitale, double centre géographique et politique, contrôle de loin toutes ses côtes, et autrefois le monde ; ou encore le modèle italien — à l’achèvement de l’unité italienne, la capitale est transférée de Florence à Rome, chargée d’une prestigieuse histoire, proche de la Méditerranée, mais loin du Piémont, des Alpes et de l’Europe continentale ; ou encore le type, très proche du précédent, coréen — les géographes n’ont cessé de comparer la Corée et l’Italie, en raison de leur forme, de leur relief, de la place respective de Séoul et de Rome.Voici encore un autre modèle. L’histoire de la Chine est riche en capitales. S’agissant de la dernière, les géographes du XIXe et du XXe siècle ont montré à quel point elle est située à l’écart du centre de la Chine, selon Élisée Reclus [3], dans une position « excentrique », selon Jules Sion [4]. La frontière est toute proche. Différent du modèle espagnol ou italien, le cas de la Chine renvoie plutôt à celui de la France. Soit, si l’on veut, un troisième ou un quatrième type. La proximité de la frontière expose la capitale à l’étranger, mais elle lui donne aussi la possibilité de veiller. La frontière septentrionale de la France peut ainsi se rapprocher dangereusement de Paris. Montesquieu a précisément écrit :
« En France, par un bonheur admirable, la capitale se trouve plus près des différentes frontières justement à proportion de leur foiblesse ; et le prince y voit mieux chaque partie de son pays, à mesure qu’elle est plus exposée. » [5]

III- La frontière ne cesse de combiner du temps et de l’espace

La dimension territoriale et la place géographique d’un territoire dans l’ensemble européen s’inscrivent toujours sur l’axe du temps long. En cela se construit et se perpétue une continuité qui demeure autant temporelle que spatiale et qui est parfois plus temporelle que territoriale. Des héritages sont définis, revendiqués dans de lourds traités juridiques. Il peut s’agir des héritages idéologiques légués par la tradition savante, la géographie classique des textes anciens (César, mais aussi Strabon, Pomponius Mela, Pline, Ptolémée, invoqués après la paix des Pyrénées de 1659 pour la limite franco-espagnole). Il faut souligner en particulier la présence continue à travers les siècles, de César et de la Guerre des Gaules, éditée, commentée, cartographiée. Elle a été traduite par les humanistes et les historiens au XVe et au XVIe siècle, puis par des écrivains du XVIIe siècle et le jeune Louis XIV,. Il faut la considérer comme le texte fondateur de l’identité territoriale de la France. En concurrence avec la frontière du Rhin, de César, ont été tracées d’autres limites lorsque l’Empire carolingien a été partagé. Ce n’était sur le moment qu’un partage parmi d’autres [6], mais, à la différence de tant de vicissitudes territoriales qui n’ont duré qu’un temps, le traité de Verdun a marqué pour longtemps la politique royale et les représentations de l’espace français. Cette limite dite des Quatre Rivières - l’Escaut, la Meuse, la Saône, le Rhône – a subsisté dans les esprits pendant longtemps, puisque des traces figurent La Guide des chemins de France, de Charles Estienne, au XVIe siècle. Le legs de Verdun disparaît lorsque la monarchie française s’emploie à étendre ses frontières vers le Rhin ou sur le Rhin.

Pour toute appréhension générale du royaume de France et d’inlassables revendications sur les principautés voisines, de copieux traités ont été rédigés, au XVIIe siècle, sur les droits du roi par les historiens de la monarchie. Dans nombre de dissertations, l’ancienneté des origines et l’ampleur de la revendication géographique sont liées. Charlemagne ou les partages carolingiens d’un côté, l’Artois, la Lorraine, la Meuse et surtout le Rhin de l’autre : en la matière, les arguments s’échangent, sur le terrain des prétentions et des droits. Ainsi s’est mise en place une certaine idée de l’espace ancien de la France, issue de la plus haute antiquité (à partir de César), reproductible au XVIIe siècle (par l’enseignement historique et géographique, celui des collèges de jésuites en particulier, au temps de Richelieu et de Louis XIV), décrite à partir du centre et d’en haut par les juristes, les ministres, les diplomates, à Paris ou à Versailles, développée moins dans sa masse indifférenciée que sur ses marches mobiles (vers l’est, voire vers le nord-est le long du Rhin), en des lieux où règne une extrême tension géopolitique.

C’est revenir ici sur la part de l’histoire et du temps dans la constitution de l’espace. Les structures pensées comme permanentes et immobiles ont été mises en doute. Elles-mêmes sont traversées et édifiées par le temps. Une frontière naturelle n’existe pas en soi, mais l’histoire a enregistré une succession continuelle de théories des frontières naturelles -ce qui est très différent. Ces doctrines ont été proclamées comme telles par des traités géographiques, dictées comme des normes, mises en œuvre par des acteurs, comme ceux qui, au XVIIe siècle, veulent reconstituer la France-Gaule bornée par le Rhin. Un ouvrage connu est celui du jésuite français Philippe Labbe (1607-1667). L’auteur l’a dédié au jeune Louis XIV. Publié en 1646, le livre a connu au moins dix éditions jusqu’en 1681.

« Sire, Ce Grand & tres- fleurissant Royaume, que Vous avez receu de vos Ancestres, & qui a succedé depuis Treize cens ans à l’Ancienne Gaule bornée du Rhin, des Alpes, des Pyrenées, & des deux Mers Oceane & Mediterranée, ne peut estre aysement connu, que premierement, par une Methode tres-facile, il ne soit partagé en Quatre Grandes Prouinces, ou contrées principales, la Belgique, la Celtique, l’Aquitaine, & la Narbonoise, selon la Division introduite par l’Empereur Auguste, & suivie des plus habiles Geographes de l’Antiquité. »

C’est plus loin une longue description de la Gaule :
« La Gaule, Gallia, est voisine de l’Espagne, n’en estant separée, que par une chaisne de tres- hautes montagnes. Ses anciennes bornes ont esté du costé du Soleil levant la riviere du Rhin, une partie des Alpes, & le petit fleuve du Var, qui se jette dans la Mediterranée entre Nice & Antibe : De la part du Midy, la Mer Mediterranée, & les montagnes Pyrenées : Du costé du Couchant la grande Mer Oceane, que l’on appelloit le Golfe des Aquitaines : & du costé du Septentrion la Manche ou bras de mer, qui coule entre la France & l’Angleterre, jusques aux embouchures du Rhin. »

Voilà une justification par les origines, celles qui sont toujours présentées comme les plus anciennes, c’est-à-dire comme les plus prestigieuses ; c’est aussi l’affirmation d’une longue continuité, réelle ou supposée, ou rétablie. Distincte de ce premier type de droits historiques, qui sont perpétués par la tradition savante et la culture écrite, une autre argumentation se fait jour, fondée sur une continuité entre le passé proche et le présent : la couture avec le présent représente un deuxième type de droits historiques, plutôt exprimés à travers la mémoire orale. C’est celle, au lendemain du traité de 1659, de simples bergers - auxquels est posée une bien curieuse question sur ce que sont les Pyrénées [7]. Ce type d’opinion commune, d’origine paysanne et ethnographique, est aussi populations qui ont été durement éprouvées par les ravages de la guerre de Trente Ans et qui souhaitent, dans le nord de la France, à nouveau connaître la situation précédant immédiatement les hostilités : soit le retour à l’équivalent du statu quo. De telles déclarations, sans doute plus rares que les dissertations savantes et solennelles, prouvent cependant que l’État n’est jamais totalement absent aux échelons les plus humbles de la société et que les habitants de villages ou de vallées contribuent parfois à édifier à leur manière les limites, dans un entrecroisement constant des préoccupations d’en haut et des aspirations paysannes – ou urbaines.

IV- Processus de frontière : les enjeux de la dépendance

Les formes et les processus de la frontière sont fondés sur la revendication de titres (les droits historiques, selon le terme d’aujourd’hui) ou de terres. Mais les titres et les terres sont souvent inextricablement mêlés et les proportions des uns et des autres variables selon les lieux, les moments, les politiques, les concepts. L’un d’entre ces processus peut être considéré, de facto, comme un modèle : la dépendance.

Au traité des Pyrénées de 1659, l’Artois et le Roussillon sont reconnus par l’Espagne comme possessions de la France. Mais les réunions -c’est le terme au XVIIe siècle- sont évoquées sans détails, comme des entités géographiques et historiques unies, compactes, homogènes. Nul doute d’ailleurs que l’enseignement dans les écoles, dans les manuels de la République, n’ait réussi à construire l’image de larges provinces cohérentes, monolithiques.

Or les réalités territoriales peuvent être beaucoup plus complexes, beaucoup plus fluides ou contrastées. L’Artois, comment le définir ? Et le Roussillon ? Et le Hainaut ? Et la partie de la Lorraine gagnée par la France au traité de Vincennes de 1661 ? Les accords eux-mêmes sont longs, énumératifs, écrits dans une langue laborieuse, mais finalement peu précis. Des textes qui accompagnent les conventions internationales ont pour objet d’expliciter, non plus en quelques lignes obscures, mais en procès-verbaux interminables, la "consistance" des cessions. Les documents permettent de savoir, au terme de conférences de délimitation, quels sont les éléments, les pièces des ensembles. Le modèle territorial est fondé sur une surimposition, sur une superposition pyramidale de droits pesant sur un même lieu. Ce sont des droits appartenant éventuellement à des institutions, à des seigneurs distincts. C’est ainsi qu’un même lieu peut dépendre d’une institution, comme une circonscription royale judiciaire, d’une autre institution pour le fait religieux, d’une autre circonscription encore pour la fiscalité royale, d’un seigneur pour les droits seigneuriaux et féodaux, etc. En d’autres termes, le territoire est fondé sur un lieu qui est soit le siège de droits et de titres portant sur d’autres lieux, soit, inversement, l’enjeu de droits pesant sur lui à partir d’une couronne d’autres lieux. On comprend alors que la description passe obligatoirement par l’énumération, sans omission, de tous les lieux et par le relevé précis des liens qui unissent ce centre - appelons-le ainsi - et les détenteurs de titres divers. Le maître mot est celui de dépendances – les textes disent aussi appendances, annexes, circonstances (au sens spatial, géographique). Un mémoire précise, pour le nord de la France :
« Il est tres important de determiner quelle estendue on poura donner a la clause d’appartenances, dependances et annexes de quelque nom qu’elles puissent estre apellées inserée dans les articles des cessions du traite de Nimegue. »

Les commissaires chargés de la délimitation invoquent aussi, au même moment, la « dépendance de chef-lieu », dont ils espèrent pouvoir tirer profit :
« Mais comme cette espece de dependance ne peut pas deroger a celle de justice, de finance, ou de gouvernement qui sont celles ausquelles on a ordinairement plus d’esgard, il se trouvera peut estre des occasions ou l’on ne laissera pas de s’en prevaloir lorsqu’on sera denué du secours des autres ; par exemple on poura s’en servir pour fortifier les droits du Roy sur les terres franches dont quelques unes sont du chef lieu de Valenciennes. »

Il convient, on le voit, de définir les liens de la dépendance, qui enveloppe des intérêts bien compris. Tout d’abord, fief ou justice ? Dans les négociations de 1660-1662 pour le nord du royaume, un représentant du roi de France est inflexible : "Fief et justice n’ont rien de commun". La dépendance ne doit pas être déterminée par la mouvance (féodale), mais par la juridiction, par la justice royale, par le droit. Qu’en est-il, ensuite, de l’impôt ? Ce critère de l’impôt ne fait pas l’unanimité. La souveraineté de lieux cédés au roi de France ne se règle point par la taille, comme il est précisé, mais seulement par le ressort de la justice Quels que soient ceux qui parlent et quelle que soit la part respective des affirmations de principe, des calculs politiques et territoriaux, un fait paraît certain. L’impôt en général, qui a si souvent été considéré par les historiens comme un argument décisif pour justifier la souveraineté et le pouvoir, n’est pas universellement reconnu. La raison en est probablement qu’il est inégalement réparti, variable, plus ou moins pesant selon les lieux et les circonstances, parfois même réputé provisoire. Il n’enveloppe pas cette règle de l’uniformité et de l’universalité, qui sous des applications et des modalités diverses, atteste la force et l’essence de la juridiction royale. D’autres critères sont encore moins souvent évoqués. La dépendance religieuse ne saurait davantage justifier le choix de la souveraineté. On ne voit pas que le critère ecclésiastique ait été vraiment retenu. Il faut admettre que la monarchie française ne s’est guère souciée, d’une manière générale, de faire coïncider dans l’espace le pouvoir politique sur les sujets et le gouvernement des âmes. D’autres arguments apparaissent de façon inattendue, mais ils ne sont guère proposés comme des règles : c’est le cas pour la coutume, les poids et les mesures, la monnaie. Des habitants se réfèrent aux coutumes de quelque lieu voisin, non parce qu’ils en dépendent, mais, lit-on, par simple commodité.

Des débats tendus invitent ainsi à mieux marquer ce qui prévaut : à peu près toujours la justice, plus rarement l’impôt, jamais le reste.

V- L’évolution vers la contiguïté

La dépendance laisse subsister des stratifications qui se chevauchent, à partir de liens invisibles, voire abstraits. C’est une figure spatiale qui survit longtemps, jusqu’au XVIIIe siècle. D’autres cependant se dessinent, fondés sur des assemblages d’éléments territoriaux qui finissent par se juxtaposer. Plus ou moins régulier, un carroyage met en place des unités distinctes, comparables et surtout contiguës, situées sur un plan unique. La contiguïté peut prendre des formes diverses. L’une d’elles est linéaire, dans la perception la plus ancienne, la plus durable, la plus utile de l’espace qui a été celle du voyageur - chef d’armée, roi de France en déplacement, pèlerin, marchand. Une autre est large et pleine, comme celle qui est exposée dans des descriptions de pays ou de provinces lorsque le géographe ou l’administrateur passe en revue, de proche en proche, chacun d’entre eux, selon un sens irréversible (par exemple Île-de-France, Champagne, Lorraine, Alsace).

C’est le principe qui apparaît au XVIIe siècle et qui se développe surtout au XVIIIe dans la fabrication du territoire français. Au lendemain d’un traité franco-lorrain de 1661, une commission mixte procède au rattachement d’une partie du territoire de la Lorraine à la France. Trente villages autour de Sierck sont soigneusement énumérés, visités. Les commissaires repèrent, autour d’un lieu donné, les quelques villages et lieux-dits, passent d’un village à un autre, selon la règle empirique de la proximité immédiate. La marche en avant, l’itinéraire qui s’enroule sur lui-même pour que soit mieux assurée la progression créent finalement un territoire plein. Ce qui était, au XVIIe siècle, encore exceptionnel (car la dépendance, visible ou invisible, l’emportait sur la proximité) devient la norme à partir des années 1740-1760 : c’est celle de la proximité, de la contiguïté. Les traités de limites de la deuxième moitié du siècle, de la mer du Nord à la Méditerranée, introduisent des échanges de terres - de villages, et seulement de villages. Des enquêtes portent sur les capacités économiques de chacun d’eux, pour que soient échangées des valeurs rigoureusement égales. Les interminables discussions sur les origines disparaissent, ainsi que tout recours au passé, aux titres et aux preuves, c’est-à-dire aux droits historiques. On peut noter un indice supplémentaire : les témoins convoqués ne donnent plus leur âge. Plus que l’ancienneté de la preuve, compte la proximité géographique. C’est en même temps le triomphe de la cartographie frontalière, au siècle des Cassini [8].

S’il fallait conclure, un ou deux derniers points, essentiels, devraient être évoqués.
Les frontières ne sont vraiment compréhensibles que dans leur historicité. C’est le cas, au nombre des frontières dites culturelles, la frontière linguistique. Les limites entre les langues sont plus ou moins stables selon les lieux : la géographie rétrospective permet de retracer leur évolution spatiale, à partir de critères tels que la toponymie, utilisée avec circonspection, les récits de voyages, les documents d’archives. Mais l’idée qu’il pût exister une limite linguistique continue, visible, utile pour délimiter des aires de souveraineté, a eu sa propre logique. Ce nouvel indice s’est très lentement, sans continuité dans le temps, frayé une voie. Il a connu une évolution aléatoire, qui n’a été en rien irréversible ni ininterrompue. Le concept de limite linguistique, perceptible dans les textes de la Renaissance n’est pas totalement vacant, à proprement parler, au XVIIIe siècle. Seulement, il n’est plus, ou n’est plus guère, explicité et il ne réapparaît clairement que plus tard, sous la Révolution peut-être, chez les élites locales -en Lorraine allemande, en pays Basque, en Bretagne [9] ou ailleurs-, chez les correspondants de Grégoire [10] et quelques autres, et à coup sûr au début du XIXe siècle. C’est au XIXe siècle, lorsque se constituent ou s’affirment les identités nationales, que l’argumentation linguistique prend toute sa force.

La frontière, ensuite, est le siège d’institutions administratives, douanières, militaires. Dans les rapports qui se nouent entre occupation et souveraineté, des forces sociales, des acteurs, du haut en bas de la pyramide sociopolitique, font la frontière : intendants, hommes d’État, militaires, diplomates la proposent, la définissent, la tracent, l’inventent. Il n’est pas possible de dire qu’une frontière a été tracée : ce sont des acteurs qui la tracent. Ils font de la frontière un ensemble de lieux et de conduites politiques qui ne sont pas exclusivement voulues d’en haut, car elles résultent du jeu complexe des relations verticales entre pouvoirs et administrés. Ceux-ci ne sont jamais entièrement passifs : ils acceptent, discutent, modèlent, façonnent. Des commissaires envoyés sur place les consultent, ou font semblant de le faire. De simples paysans -les principaux habitants-, interrogés, décrivent les terres qu’ils connaissent, dénoncent les impôts excessifs qu’ils supportent, désignent les lieux de justice dont ils dépendent ou les marchés qu’ils fréquentent. Ils prêtent serment quand ils deviennent les sujets d’un nouveau souverain. Une opinion publique embryonnaire s’exprime alors. Elle n’est pas une forme spontanée, puisqu’elle est sollicitée et que les témoignages sont imposés -sous leurs formes institutionnalisées et jusque dans des réponses uniformes qui peuvent renvoyer à une grille implicite de questions. A fortiori, dans des situations exceptionnelles – la guerre, la Révolution - les populations disent la frontière dans des pétitions, des pamphlets, des poèmes, des discours patriotiques, des messages portés d’une ville à l’autre. Quand la frontière, au sens ancien et toujours latent du mot, redevient le lieu d’une forte sensibilité aux dangers, c’est alors que s’élabore l’idée, plus vigoureuse que jamais, de l’identité territoriale.


[1Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire XVIe–XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1998. L’essentiel de ce qui est écrit ici provient de ce livre, y compris les textes cités. Je reprends aussi, dans leurs grandes lignes, deux publications plus récentes : « La frontière : notions et problèmes en France (XVIe-XVIIIe siècle) », in Lo spazio sabaudo. Intersezioni, frontiere e confini in età moderna, a cura di Blythe Alice Raviola, Milan, FrancoAngeli, 2007, pp. 19-30 ; « La frontera : nociones y problemas en Francia, siglos XVI-XVIII », Historia critica. Revista del Departamento de Historia de la Facultad de Ciencias Sociales de la Universidad de los Andes (32), Bogotá, julio-diciembre 2006, pp. 154-171.

[2Bernard Guenée, « Des limites féodales aux frontières politiques », in Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, II, La nation **, Paris, Gallimard, 1986, pp. 11-33 [Quarto 1997].

[3Élisée Reclus, Nouvelle géographie universelle. La Terre et les hommes, Paris, Hachette, VII, L’Asie Orientale, 1882, 887 p., cartes, ill., p. 166.

[4Jules Sion, Asie des Moussons, t. IX de la Géographie Universelle, publiée sous la direction de Paul Vidal de La Blache et Lucien Gallois, 2 vol., Paris, A. Colin, 1928-1929, p. 99. Sur ces modèles, D. Nordman, « Éclats de frontières », Extrême-Orient, Extrême-Occident. Cahiers de recherches comparatives, 28, 2006, pp. 199-211 ("Desseins de frontières", dossier préparé par Paola Calanca).

[5Montesquieu, De l’esprit des lois, livre IX, chap. 6 (« De la force défensive des États en général »).

[6Bernard Guenée, art. cit.

[7Peter Sahlins, Boundaries. The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, Los Angeles, Oxford 1989, p. 45 [trad. française : Frontières et identités nationales. La France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, préface de Bernard Lepetit, trad. de l’américain par Geoffroy de Laforcade, Paris, Belin, 1996, 416p., cartes].

[8Cf. Monique Pelletier, La carte de Cassini. L’extraordinaire aventure de la carte de France, préface de Jean-François Carrez, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1990, 263 p., ill.

[9Marie-Vic Ozouf-Marignier, La formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du 18e siècle, préface de Marcel Roncayolo, Paris, Éd. de l’E.H.E.S.S., 1989, pp. 141-142 [2e éd., 1992].

[10Michel de Certeau, Dominique Julia, Dominique, Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975.

 

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